Depuis 70 ans, un lieu commun distingue le nucléaire civil du nucléaire militaire. L’un serait lié à la paix selon le voeu d’ Eisenhower (ONU 1953) : « mettre les matières fissiles au service des objectifs pacifiques de l’humanité ». L’autre, lié à la guerre, « assurance-vie » pour les états le possédant, dissuaderait les attaques ennemies potentielles. Cette distinction a t-elle encore un sens ?

Dans l’esprit « atome pour la paix », la Commission européenne a classé l’énergie nucléaire comme « énergie verte ». A peine un mois après cette déclaration, l’Europe est contrainte de regarder la situation en face : les centrales ukrainiennes sont au centre d’une stratégie de la peur.

Jusqu’ici, la sureté des centrales n’avait été envisagée qu’au regard du terrorisme et il existe des dispositifs juridiques internationaux ayant vocation à le prévenir. L’Agence Internationale de l’Energie Atomique (2009) a décrété que « toute attaque ou menace d’attaque contre des installations nucléaires destinées à des fins pacifiques constitue une violation des principes de la Charte des Nations unies, du droit international et du Statut de l’Agence ». Mais le Kremlin se soucie-t-il de ces accords internationaux qui excluent les centrales nucléaires des zones de guerre ?

Le temps n’est plus de limiter le danger au vieillissement des centrales, à leur fragilité face au dérèglement climatique ou aux risques d’actes terroristes. Aujourd’hui, les frappes de missiles autour de la centrale de Zaporijjia, frappes dont s’accusent mutuellement la Russie et l’Ukraine, nous apprennent que les centrales nucléaires sont aussi des armes de guerre. Au cœur d’une guerre de type conventionnel, elles sont des moyens d’intimidation.

On ne peut plus masquer le lien entre le civil et le militaire : chaque réacteur détient un large inventaire de produits de fission, et tout acte qui libère ces nombreux produits hautement radioactifs crée une bombe environnementale (cf Rodney Ewing, université de Stanford).

On sait déjà que l’arme atomique ne dissuade pas de faire la guerre, que loin d’assurer la sécurité internationale, elle sert de bouclier aux pays agresseurs persuadés de leur impunité. Ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine nous oblige à nous interroger lucidement sur l’illusion du nucléaire civil puisqu’il suffit d’une guerre pour qu’il devienne militaire. Nos politiques ne peuvent plus se cacher derrière cette distinction hypocrite.

Anne-Marie Kervern ; l’Orange Bleue, n° 130