Nucléaire civil – nucléaire militaire : le double jeu

Le déclin inexorable du nucléaire civil
Le rapport 2023 sur l’industrie nucléaire mondiale * rappelle que depuis 2006 la production mondiale d’électricité d’origine nucléaire ne progresse plus. En fait depuis bientôt trente ans (1996) sa part dans la production totale d’électricité ne cesse de diminuer. Elle en représente aujourd’hui moins de 10%.

Production mondiale d’électricité d’origine nucléaire :

Production 1985 1996 2006 2022
En TWh 1350 2200 2660 2546
En % de la production totale d’électricité 15,00% 17,5% 14,80% 9,20%

Aujourd’hui le nucléaire est la source d’énergie la plus chère...
Selon la Banque Lazard qui en évalue les coûts, suite à des baisses constantes des coûts de production des énergies renouvelables, l’énergie nucléaire est devenue l’énergie la plus chère à l’échelle industrielle.

Coût moyen actualisé de l’énergie selon son origine (en US$/MWh)

Origine Coût 2009 Coût 2023 Variation 2023/2009 Nucléaire 123 180 47,00%
Charbon 111 117 5,00%
Gaz[83 70 -15,00%
Solaire 350 60 -83,00%
Eolien 135 50 -63,00%

… et la plus intermittente !

Pour discréditer les énergies renouvelables, on oppose souvent leur caractère intermittent à celui continu de l’énergie nucléaire. Ceci est une fable. Entre arrêts programmés ou forcés, les réacteurs nucléaires sont à l’arrêt en moyenne deux à trois mois par an. En 2022 , annus horribilis, en France, la durée moyenne d’indisponibilité des 56 réacteurs civils a même été de 152 jours !

D’où vient alors l’étrange persistance de l’énergie nucléaire** ?

Les quelques pays manifestant un intérêt récent pour le nucléaire sont principalement des puissances régionales comme l’Arabie Saoudite, l’Egypte ou la Turquie. Pays du soleil, comment expliquer qu’ils préfèrent au solaire cette technologie obsolète de production d’électricité bas carbone, si ce n’est pour des considérations militaires ? Opter pour le nucléaire civil c’est à la fois accéder à la technologie de l’enrichissement de l’uranium, enrichissement qu’il suffira de pousser pour obtenir l’uranium d’usage militaire, et à celle du retraitement du combustible irradié qui fournira le plutonium, l’autre matière possible pour faire la bombe.
Les autres porteurs de grands projets de réacteurs civils sont les cinq grandes puissances nucléaires.
Selon la thèse soutenue dans le Rapport 2018 sur l’industrie nucléaire mondiale la finalité en est aussi militaire. Certes, il ne s’agit pas pour eux de s’engager dans des programmes nucléaires ruineux (tels les EPR de Flamanville en France ou d’Hinkley Point C en Grande Bretagne) pour obtenir de la matière fissile, ils en sont déjà largement dotés. Jouant sur la dualité de la technologie nucléaire, notamment dans la fabrication et l’entretien des réacteurs nucléaires, l’intérêt d’entretenir envers et contre tout bon sens un secteur nucléaire civil serait la possibilité de faire supporter par ce secteur des charges qu’en son absence le nucléaire militaire serait obligé d’assumer. Une façon de minorer le coût réel du renouvellement de leur flotte de sous-marins nucléaires, de rendre supportable aux yeux de l’opinion le coût exorbitant de leur dissuasion nucléaire.

Le lien toxique entre le nucléaire militaire et le nucléaire civil.

Telle est la leçon que l’on peut tirer de cette évolution récente du marché du nucléaire. En fait le constat n’a rien d’original. Déjà en 1945 le physicien Joseph Roblat - le seul chercheur à s’être retiré du projet Manhattan de fabrication de la bombe atomique - mettait en garde « Le lien intrinsèque entre les aspects pacifique et militaire de l’énergie nucléaire ...signifie qu’en fin de compte soit la civilisation sera détruite, soit l’énergie nucléaire, basée sur la fission, devra être abandonnée. » Et, cinquante ans plus tard Al Gore, vice-président de Clinton, ajoutait le constat suivant : »Au cours des huit années que j’ai passées à la Maison Blanche, tous les problèmes de prolifération des armes nucléaires auxquels nous avons été confrontés étaient liés à un programme de nucléaire civil. »

Ce lien toxique entre le nucléaire militaire et le nucléaire civil, à l’Université Européenne de la Paix cela fait longtemps que nous en sommes convaincus. Vouloir se débarrasser de l’arme nucléaire, tout en préservant le nucléaire civil nous paraît totalement illusoire.
Tant qu’il y aura des centrales, il y aura des bombes .

Roland de Penanros, l’Orange Bleue, n° 137

* https://www.worldnuclearreport.org/
** titre d’un chapitre du rapport 2018