Mettre en question le concept de la puissance.

Dans un « Cahier » de la Revue Défense Nationale (RDN) intitulé « Faire face à la recomposition du monde », le Colonel Xavier Toutain signe un article titré « retour de la haute intensité : comment résoudre le dilemme entre masse et technologie » (1). Cet article vise à proposer une voie pour l’armée en conciliant « l’épaisseur » nécessaire, c’est à dire la puissance que peut donner le niveau quantitatif des moyens (capacités, effectifs…), avec l’investissement dans l’innovation et les technologies, en particulier les hautes technologies comme source d’efficacité et d’avantage militaire.

Pour l’auteur, l’outil de défense de la France « manque déjà d’épaisseur pour faire face aux sollicitations d’aujourd’hui pour la seule gestion de crise ». Le volume de forces ne serait pas adapté aux ambitions politiques déclarées. Dit autrement la France n’a pas les moyens de sa politique. Face à ce constat l’article avance un certain nombre d’options. Seuls des spécialistes auront les moyens d’en juger. Et ce n’est pas ici notre propos. L’important, dans cette analyse d’expert, est ce qu’elle révèle quant aux contradictions entre la réalité et les causes des insécurités grandissantes du monde d’aujourd’hui, et les réponses qu’on leur apporte.

Le sens de la remontée en puissance

Selon l’auteur, il faut aujourd’hui s’adapter au nouveau contexte stratégique mondial et, pour cela, programmer une remontée en puissance de l’outil de défense, conserver un modèle d’armée complet, c’est à dire une armée disposant des moyens nécessaires pour faire face à toutes les situations. Est-ce que l’on mesure la pertinence et le sens réel de ce choix ?

Florence Parly, Ministre des Armées, à la suite de « l’actualisation stratégique » du Ministère en date de janvier 2021, n’a cessé de reprendre la formulation traditionnelle d’un « modèle d’Armée complet ». En revanche, le nouveau Chef d’état-major des Armées, Thierry Burkhard, dans sa « Vision stratégique » d’octobre 2021 se garde de reprendre cette formulation. Sans le dire, il actualise... l’actualisation (est-ce à lui de le faire ?). Il parle d’un « modèle crédible, équilibré et cohérent ». Ce recul s’explique par la dimension alarmante des nouvelles problématiques stratégiques.

Dans un contexte mondial de plus en plus tendu et dégradé, avec une multiplicité de crises très conflictuelles, surdéterminées par les interventions de puissances extérieures… en dehors des plus grandes puissances, quels acteurs, quels États seraient capables à la fois de se hisser au niveau délirant de l’actuelle course aux armements, et d’assumer l’ensemble des opérations militaires et des entreprises guerrières qui sont et seront estimées « indispensables » : de lourdes opérations de projection de puissance, des rôles « expéditionnaires » au sud, des conflits de haute intensité, c’est à dire des grandes guerres ?.. C’est pourtant à cela que l’on veut aujourd’hui clairement nous préparer.

La pression de la compétition des puissances, la pression de l’OTAN et même les projets de défense européenne… tout cela pousse à l’augmentation des budgets militaires. Jusqu’où ? Xavier Toutain rappelle que la Chine, dans les développements impressionnants de ses capacités de défense, met aujourd’hui à l’eau, tous les 4 ans, l’équivalent en tonnage, des bâtiments de la Marine nationale en France. Quant aux États-Unis, il est prévu, pour 2022, un budget défense de 740 milliards de dollars. La dimension des enjeux stratégiques, tels qu’ils sont pris en considération par le pouvoir français, et par bien d’autres, entraîne une militarisation exorbitante sans fin des politiques conduites. Faire le choix de s’intégrer pleinement dans cette trajectoire dangereuse des guerres que l’on prépare, de la course aux armements et de la recherche de la supériorité fait courir des risques graves pour la sécurité nationale et internationale. La volonté des autorités françaises de s’aligner sur ces choix stratégiques, sur Washington et (malgré les discours) sur ceux de l’OTAN, vise à montrer ainsi qu’il y aurait une puissance française, un acteur politique et militaire français qui compte au sein du monde stratégique occidental. Pour quels résultats, pour quel apport à la sécurité des peuples dans le monde ?

En France aussi, le tropisme militaire fonctionne à plein. Ce fut le cas, par exemple, avec la guerre en Libye initiée par Nicolas Sarkozy et le britannique David Cameron. Cette guerre contribua à déstabiliser totalement le pays, puis l’ensemble de la zone sahelo-saharienne. Quant à François Hollande, il lança les troupes françaises en 2013 dans l’opération Serval au Mali, puis l’opération Barkhane en 2014. Ces interventions militaires sont aujourd’hui en situation d’impasse, voire d’enlisement sans option de règlement ou d’alternative crédibles.

Quel ordre international devons nous construire ?

Le texte du Colonel Toutain soulève aussi des questions liées au développement de la course aux armements dans les hautes technologies. Ces nouvelles technologies militaires ouvrent de nouvelles dimensions à la confrontation et à la guerre, avec l’intelligence artificielle et l’automatisation et l’autonomie des armements, avec l’investissement de l’espace extra-atmosphérique, avec le cyberespace... Avec aussi les technologies et biotechnologies du « soldat augmenté », ce projet redoutable pour l’éthique et pour l’intégrité de l’être humain (proche du transhumanisme). Ces hautes technologies élargissent les champs possibles de la guerre. Ils poussent la synergie opérationnelle de tous les domaines d’opérations : terre, mer, air, espace, cyberespace pour des combats dits multi-domaines, on pourrait dire des affrontement globaux.

Les effets stratégiques de cette transformation nous propulsent à des niveaux de risques et de chocs militaires possibles inconnus jusqu’alors. La dissuasion elle-même en est singulièrement affaiblie en raison de technologies très avancées, en particulier les armes hypersoniques (de 6000 à 20 000 km/h voire davantage encore). Aujourd’hui, ces armes ne peuvent pas être détectées et interceptées. Elles facilitent l’éventualité de premières frappes et augmentent la vulnérabilité des arsenaux adverses. Le risque nucléaire en est dramatiquement accentué.

L’effort de recherche-développement et de financement de cette mutation fera sérieusement monter les coûts de la course aux armements. Il est consternant de vouloir contribuer activement à un tel processus (la France n’est pas seule à faire ce choix) sans (se) poser des questions essentielles. Celles de la pertinence politique, de la légitimité sociale, de la soutenabilité budgétaire, des risques périlleux ainsi provoqués, et de la nature de l’ordre international que l’on contribue à construire ainsi… Sans oublier que la technologie peut conduire à la dépendance vis à vis de ceux qui la maîtrisent le mieux, les États-Unis en particulier.

Enfin, l’article de ce Cahier de la RDN souligne logiquement les diverses conséquences économiques qu’aurait une « remontée en puissance » de l’outil de défense. Conséquences, par exemple, en termes de moyens, d’effectifs humains et de formation pour les soldats, en termes de développement de l’industrie de défense puisque les combats dits de haute intensité (auxquels les pouvoirs et l’armée se préparent) impliquent un taux de remplacement élevé des matériels…

Inverser les priorités, changer de paradigme

Ces conséquences économiques confirment toutes les autres. De quoi nourrir les thèses du Général Vincent Desportes. Avec son livre « La dernière bataille de France », cet ancien Directeur de l’École de guerre n’a cessé de plaider contre « les douceurs de l’état providence, cet opium des nations qui, par un processus d’enchaînements pervers, conduit à leur engourdissement » (2). Vincent Desportes (il a beaucoup d’émules) professe sa « solution » : une restructuration radicale du modèle économique et social français par la concentration des ressources budgétaires sur les fonctions régaliennes de la défense et de la sécurité. Autant dire une politique d’austérité d’un niveau encore jamais atteint malgré les prouesses anti-sociales régressives de tous les pouvoirs ayant déjà présidé aux destinées du pays. Nous vivons donc le temps des choix décisifs et fondamentaux. Pas seulement parce que nous sommes à quelques mois d’une échéance présidentielle… Ce qui est en cause, c’est le rôle français. C’est l’ordre international.

La politique étrangère et de défense de la France, depuis des décennies, est structurée sur la prévalence d’un engagement et d’une pensée stratégique fondés sur l’affirmation de la puissance et sur l’exercice de la force, et cela dans des domaines politiques allant au-delà de la défense et du militaire. Ces choix, qui sont ceux de l’ensemble des puissances occidentales (et bien au-delà), ont contribué aux échecs stratégiques majeurs en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Sahel… La démonstration est faite de la nécessité première de changer de paradigme politique et de conception globale afin de construire réellement de la sécurité pour les peuples dans le monde. De la sécurité dans toutes ses dimensions : internationale, sociale, économique, écologique, institutionnelle… Ne pas opposer les exigences du développement humain.

L’ordre international qui s’ouvre aujourd’hui est trop incertain, imprévisible et dangereux. Avec la montée des tensions dans l’indopacifique et la compétition sino-américaine, à laquelle la France ne doit pas contribuer, nous sommes entrés dans un tout autre contexte. Continuer comme avant n’est pas une option. La première chose à faire est d’imposer une inversion des priorités. Ne pas nourrir la militarisation et la confrontation des puissances, mais chercher le règlement politique des crises, favoriser les concertations, la diplomatie et le rétablissement de la confiance dans les relations internationales, pousser au multilatéralisme et à l’esprit de responsabilité collective qui est celui des Nations-Unies, revaloriser le non alignement, encourager les batailles pour le désarmement et l’élimination des armes nucléaires, pour stopper la décomposition de l’architecture internationale des traités de contrôle des armements, et pour de nouveaux traités. Enfin, le concept de puissance doit être mis en question sur le fond. L’exigence est celle d’un processus nécessaire de transformation profonde dans la longue durée.

Jacques Fath
Spécialiste des relations internationales.