Le 22 novembre, l’Université Européenne de la Paix et le Collectif finistérien pour l’Interdiction des Armes Nucléaires (CIAN 29) organisaient une table ronde suivie d’un débat sur ce thème.

Participaient à cette table ronde Bernard Dréano (à gauche sur la photo), président du CEDETIM (Centre de recherches et d’initiatives de solidarité internationale), membre de l’Assemblée Européenne des Citoyens et Jacques Fath (à droite sur la photo), spécialiste des relations internationales, auteur de « Poutine, l’OTAN et la guerre. Sur les causes d’une sale guerre en Ukraine ».

Nos deux intervenants étaient invités à répondre à trois questions :

• La nature de la guerre en Ukraine : guerre coloniale de l’empire russe ou/et conflit entre puissances impérialistes ?
• La menace nucléaire : de quelle nature et jusqu’à quel point ?
• Comment mettre fin à la guerre ? Comment instaurer durablement la paix ?

Leurs présentations ont fait ensuite l’objet d’un riche débat avec la quarantaine de personnes qui avaient répondu à notre invitation.

Table ronde du 22 novembre 2022

Guerre en Ukraine et menace nucléaire

Intervention liminaire de Bernard Dréano

1° la nature de la guerre en Ukraine : guerre coloniale de l’empire Russe ou/et conflit inter puissances impérialistes

Quelques précautions méthodologiques. Une guerre s’enracine toujours dans un (ou des) champs de bataille particulier, elle peut avoir des causes immédiates et des raisons plus profonde, des causes visibles et des raisons cachées.

La première caractéristique de la guerre en Ukraine est que c’est une guerre d’agression, au sens de la Charte des Nations Unies et du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine. Il ne s’agit en aucun cas d’un acte préventif d’autodéfense par rapport à une offensive ukrainienne imminente ou résultant d’une « obligation de protéger » par rapport à un « génocide en cours ».

C’est une agression comme l’était par exemple l’attaque de la république islamique d’Iran par Saddam Hussein le 22 septembre 1980 ou l’attaque des Etats Unis par le Japon le 7 décembre 1941. Cependant dans ces deux exemples, l’agression se déroule dans un contexte de rivalité et d’animosité entre les belligérants et l’on peut parler de guerre américano-japonaise ou Iran-Irak. La guerre d’Ukraine est strictement une guerre de Poutine contre l’Ukraine.

La conflictualité ouverte entre la Russie et l’Ukraine a commencé en 2014, avec la prise de contrôle de la Crimée par les forces spéciales russes, puis l’annexion de celle-ci (avec un « référendum » sans observateurs et débat contradictoire) et la guerre dans le Donbass, qui combine des éléments de guerre civile locale et d’intervention armée russe. En violation des accords bilatéraux et internationaux ratifiés par la Fédération de Russie quant à la garantie des frontières de l’Ukraine.

Si l’on en est arrivé là (en 2014, puis en 2022), c’est principalement au terme de dynamiques propre à l’Ukraine d’une part, à la Russie d’autre part. Très schématiquement, la dissolution de l’URSS, voulue et déclenchée par les élites locales a entrainé l’indépendance de l’Ukraine, qui a connu ensuite une situation de pouvoir central faible, d’oligarchies fortes et de corruption, des alternances politiques, des formes d’auto-organisations sociales diversifiées, une montée relative du nationalisme ukrainien sous diverses formes dans la société. La Russie a connu un pouvoir central de plus en plus fort et dictatorial, n’empêchant nullement la corruption, des oligarques puissants mais politiquement subordonné, une montée organisée par le pouvoir d’un nationalisme « grand russe » impérial agressif et vindicatif. Comme le remarquait déjà Lénine ce nationalisme nie l’existence d’une personnalité « petite russe » (Ukrainienne) – Lénine évoquait l’Ukraine comme « l’Irlande de l’empire russe ».

Poutine a cru que la période était favorable à « régler la question ukrainienne », c’est-à-dire restaurer la domination impériale sur l’Ukraine, profitant des divisions européennes, du fiasco total de l’OTAN en Afghanistan, du succès de son opération de s soutien à Loukachenko au Belarus et une analyse totalement erronée de la situation interne de l’Ukraine.

Le moteur de cette guerre est donc d’abord interne. Bien entendu les autres puissances ne sont pas restées et ne restent pas inactives ; les Etats Unis, principalement, avec les Britanniques, et les Français et Allemands par ailleurs… Aucune décision sérieuse n’étant prise par l’OTAN en tant que telle, car l’organisation est essentiellement une agence de mise en œuvre).

Les Etats Unis et les Britanniques ont fait entre 2014 et 2022 des gesticulations politiques et militaires – et contribué à la réorganisation de l’armée Ukrainienne, réclamées par plusieurs gouvernement d’Europe centrale (Pologne et Baltes en particulier). Les Français et surtout les Allemands étant beaucoup plus réservés.

Des frustrations, sentiments d’injustices, ressentiments, affectant les populations (dans des conditions variées selon les couches sociales russes et les régions ukrainiennes) ont été générées par les conditions de l’effondrement du système soviétique, la période de pillage de l’ex URSS – d’abord par des acteurs locaux, et utilisées par les « entrepreneurs de violence » en particulier le groupe au pouvoir en Russie. Si le maintien de l’OTAN lors de la dissolution du Pacte de Varsovie est d’abord le fruit d’une demande britannique (et d’un intérêt américain), pour « contrôler » l’Allemagne (et au-delà les Européens), l’extension de l’OTAN en 1999 et 2004 est à la fois une demande des gouvernements (et plus ou moins des opinions publiques) des pays d’Europe Centrale, et une affirmation de force des Etats Unis. Le sentiment « d’encerclement » du pouvoir russe, sinon des Russes dans leur ensemble, et la rupture progressive des partenariats avec l’OTAN ne se manifestera qu’après 2008 (guerre en Géorgie) et surtout évidemment 2014.

La dimension « conflit entre puissance » existe, compte tenu de l’engagement occidental auprès de l’Ukraine, mais ce n’est pas elle qui est motrice dans cette guerre. Pour schématiser je dirais que si la cause immédiate de la guerre actuelle c’est l’agression russe, les causes profondes sont à 75% régionales (principalement russes) et à 25% l’effet d’une rivalité géopolitique

2° la menace nucléaire : de quelle nature et jusqu’à quel point ? 

La Fédération de Russie dispose d’un nombre énorme d’ogives nucléaires de toutes tailles et de tous âges, y compris d’ailleurs celles que l’Ukraine lui a cédé en 1994, sur insistance américaine, en échange de la garantie de ses frontières (garanties réaffirmées par Poutine en 2009). Contrairement à ce que l’on raconte la « doctrine » nucléaire russe n’est pas très différente de celles des occidentaux. Elle est basée sur une double incertitude : la capacité d’utiliser des armes nucléaires en cas de menace même non nucléaire, la probabilité de représailles massives « stratégiques » en cas d’attaque ou de menace d’attaque nucléaire massive (qui ne pourrait venir que des Etats unis). Le spectre du nucléaire est surtout un moyen d’inquiéter en particulier les européens.

Toutefois on ne peut jurer de rien. L’utilisation « limitée » d’arme nucléaire sur le champ de bataille d’Ukraine peut anéantir toute une zone dont les troupes qui s’y trouveraient, par exemple à l’approche de la Crimée ou de Donetsk, mais pose des problèmes logistiques et politiques considérables et est tout à fait problématique pour les puissances plus ou moins alliées (ou pas trop défavorable) à Moscou à commencer par la Chine. Quand à un tir hors d’Ukraine, il est, à ce stade, inenvisageable.

Par ailleurs, mais c’est un autre sujet, la « prise d’otage » de la centrale de Zaporojie (sous contrôle russe et subissant sans doute des tirs à proximité principalement ukrainien) ou des tirs russes sur d’autres centrales (dans le cadre de la destruction des ressources énergétiques du pays), fait courir un risque sérieux d’accident nucléaire majeur.

3° Comment mettre fin à la guerre ? Comment instaurer durablement la paix ?

Si les guerres d’aujourd’hui ne commencent plus avec des « déclarations de guerre », elles ne s’achèvent plus non plus avec des traites de paix stabilisant la situation pour longtemps

L’expérience des « processus de paix » de ces dernières années ne nous permettent pas d’être très optimistes. A commencer par celui qui a été mis en œuvre pour sortir du conflit Russo-Ukrainien après 2014, en particulier dans son « format Normandie » (Allemagne, France, Ukraine, Russie) et les accords de Minsk 2 de 2015. S’il y a eu une certaine désescalade en 2017-18, un nouvel espoir de relance après l’élection de Zelinsky en 2019, mais le processus était déjà complétement bloqué en 2021 et Poutine l’a achevé en reconnaissant les « Républiques populaires (séparatistes auto-proclamée) de Donetsk et Louhansk juste avant l’invasion n du 24 février.
En décrétant en septembre l’annexion à la Fédération de Russie de ces deux « Républiques » ainsi que des oblasts de Kherson et Zaporojie (la Crimée étant annexée depuis é014) Poutine a à nouveau verrouillé la perspective de négociation. Or, à la fois pour des raisons de respect des principes du droit international, et d’acceptabilité par l’immense majorité du peuple ukrainien, tout processus de paix qui ne présuppose pas le retour de l’Ukraine à ses frontières internationales et surtout le retrait des troupes de l’agresseur, n’a aucune chance de déboucher sur une paix durable. Si ce principe était admis, et ensuite mis en œuvre, on pourrait envisager des discussions les modalités (conditions de retrait des troupes, interposition éventuelles, statut de certains territoires, modalité de consultation des populations, retour des réfugiés, réparations, garanties internationale, avec un rôle de l’ONU et de l’OSCE etc.). Ensuite il faudrait travailler à un véritable accord de sécurité collective en Europe. Mais pour le moment, et hélas pour un certain temps encore c’est le temps des armes et des combats.

Intervention liminaire de Jacques Fath

La nature de la guerre en Ukraine : guerre coloniale de l’empire russe ou/et conflit entre puissances impérialistes

C’est une guerre qui traduit non pas l’ouverture d’un nouvel ordre ou d’une nouvelle ère… mais la poursuite et l’aggravation de la crise de l’ordre international libéral installé après la Seconde Guerre mondiale.

Nous vivons le pourrissement, l’épuisement d’un ordre international avec l’affirmation de logiques et des compétitions de puissance, la montée des rivalités et des tensions, l’effondrement du multilatéralisme, du rôle de l’ONU et l’effondrement de l’architecture des traités de contrôle des armements et de désarmement…

Ce n’est pas seulement une « guerre de Poutine » même s’il porte une responsabilité accablante en décidant et en déclenchant cette agression et invasion.

Une guerre n’est jamais le fruit de la décision d’un seul acteur, fut-il le Président d’une puissance qui compte.

C’est le point culminant de 30 années de confrontation stratégiques après l’écroulement de l’URSS
Poutine décide la guerre, mais l’OTAN et les États-Unis en ont préparé les conditions par une politique volontariste d’extension à l’Est de leur zone d’influence et d’hégémonie, ce que la Russie n’a jamais accepté.

C’est une page d’histoire de 30 ans

Les annexes de mon livre traduisent la complexité des origines de cette guerre :
1- les documents échangés entre la Russie et les USA et l’OTAN : montrent que la guerre se fait sur le terrain stratégique et des enjeux de la sécurité en Europe
2- le discours de Poutine du 21 février : c’est l’accompagnement idéologique de la guerre, à vocation intérieure. Ce discours utilise l’histoire de la Russie (URSS et l’Empire des Tsars) pour valoriser les idées d’un « monde russe », et la légitimité d’une conquête…

Dernier aspect : c’est une guerre en Europe.

La première guerre interétatique et de haute intensité en Europe.

La Russie a payé de + de 26 millions de morts sa contribution à la défaite du nazisme. Comment ses dirigeants actuels peuvent-ils prendre la responsabilité de déclencher cette nouvelle guerre en Europe ?.. Faut-il désespérer des leçons de l’histoire ?

Cela montre à quels désastres peuvent conduite les logiques de puissance c’est à dire les politiques impérialistes.

La menace nucléaire : de quelle nature et jusqu’à quel point ?

S’il y a une chose avec laquelle il ne faut pas « jouer », c’est la dissuasion nucléaire. C’est pourtant ce que fait V. Poutine.

Il a clairement menacé à plusieurs reprises, mais lui même a relativisé ou contredit ses menaces.

Pourquoi a-t-il menacé d’une utilisation des armes nucléaires de la Russie ?

  • d’abord pour « couvrir » stratégiquement son agression c’est à dire interdire une réaction occidentale directe et de portée stratégique.
  • pour « installer » la Russie comme une grande puissance auprès de l’opinion intérieure globalement respectée malgré une montée de la confrontation et une aide occidentale à l’Ukraine avec des moyens de plus en plus importants.
  • pour inscrire le conflit dans l’ordre conventionnel. C’est une limite qui a d’ailleurs été

En réalité, ni Biden, ni Poutine ne veulent un affrontement allant jusqu’au nucléaire. C’est ce que les services de renseignements de Washington ont confirmé. C’est la doctrine russe de dissuasion dont il est question. Celle-ci est sensiblement la même que les doctrines occidentales, notamment la doctrine française…

Deux remarques :

1) Utiliser la menace nucléaire et « jouer avec la dissuasion » dans un contexte de guerre… c’est contribuer à aggraver tous les risques.
Il y a toujours une possibilité d’erreur, de mauvaise interprétation d’un acte de l’adversaire, d’une escalade non maîtrisée… La dissuasion est en soi un risque..

Poutine utilise-t-il la dissuasion de manière offensive ? C’est ce dont on l’accuse. Alors que les puissances occidentales expliquent que la dissuasion est de façon classique une forme de statut quo ?

Poutine joue avec la dissuasion… Mais la dissuasion n’est ni défensive, ni offensive. Elle est les deux. Elle est une menace en elle-même.
La dissuasion ne change pas de nature, c’est le contexte (déstabilisation ou guerre) qui peut la rendre encore plus dangereuse.

2) Le problème, ce n’est pas la dissuasion. La dissuasion c’est le mode de gestion d’une arme inutilisable… Sauf comme arme politique. Ce que fait Poutine à sa façon…

Le problème, c’est l’existence de l’arme. Construire de la sécurité internationale dans le contexte actuel, après 1945, c’est aller vers l’élimination des armes nucléaires.

La dissuasion est une doctrine de maintien, de modernisation et de renforcement des arsenaux comme outils de puissance. C’est ce qui se passe dans le monde actuel.
L’élimination c’est un processus nécessaire pour abaisser les tensions et diminuer les risques, et pour sortir de la menace de catastrophe existentielle pour notre civilisation.

D’où l’importance du Traité sur la non prolifération et du Traité d’interdiction (ils sont complémentaires) comme chemin de désarmement.

Comment mettre fin à la guerre ? Comment instaurer durablement la paix ?

En 2015, une base de règlement politique de la crise russo-ukrainienne a été élaborée : les Accords de Minsk 2. Signés par la Russie, l’Ukraine, l’Allemagne et la France. C’est à dire le « format Normandie ». Ces accords reposent sur un ensemble d’options de principes et d’accords spécifiques qui laissaient croire à une solution possible. Ils n’ont pas été appliqués.
Ceci montre que la question ne réside pas (seulement) dans nature de la solution préconisée, mais dans la volonté des acteurs (tous les acteur concernés) à les appliquer et à les faire appliquer.

Aujourd’hui, dans une situation beaucoup plus grave, le même type de problème est posé. Surtout dans un contexte de guerre qui n’est pas favorable à la négociation d’une solution politique..

Quelles conditions pour un règlement ?

  • un cessez-le-feu ?.. cela n’a de pertinence que si cela s’inscrit dans une solution politique.
  • un compromis territorial pour obtenir un cessez-le-feu ? Comment les Ukrainiens pourraient-ils accepter cela ? Cela s’inscrit difficilement dans une solution politique juste et durable. Mais il faudra bien arrêter les combats.
  • Un compromis territorial pour obtenir un règlement préservant des équilibres stratégiques en Europe et sur le plan international (c’est à dire une porte de sortie pour Moscou)… C’est une thèse qui a été présentée et défendue en particulier par Henry Kissinger, le grand expert américain de la géopolitique. C’est le même problème...

Ces deux options comportent le risque évident de ne rien pouvoir régler sur le fond, et de préparer les conditions de prochaines guerres... Un compromis, cela veut dire qu’on accepte l’acquisition de territoires par la force. Ce n’est pas acceptable par principe, ou alors tout devient permis...

Donc, un règlement politique durable doit se négocier sur :

1- des principes fondamentaux : non recours à la force, non acquisition de territoires par la force, respect des souverainetés et des frontières internationalement reconnues.
2- des accords particuliers de sécurité collective, de statuts institutionnels garantis de façon multilatérale (dans le cadre ONU). Un statut de neutralité pour l’Ukraine ? Un statut stratégique spécial pour la flotte russe en Crimée ? Une statut spécifique pour le Donbass et les zones russophones ?.. Un tel schéma ne peut se concrétiser que s’il y a une volonté partagée pour cela. Par tous les acteurs.

Un défi essentiel à relever...

Enfin, il y a une vraie difficulté à construire une solution de paix dans un contexte international de tensions, de course aux armements, de compétition des puissances. Il y a donc un défi à relever, le défi politique de la sécurité des peuples et de la paix. Dans un contexte où la guerre a pu être déclenchée sans que se développe un vaste mouvement anti-guerre d’ampleur (comme 1990-1991 ou 2003 avec les guerres des États-Unis en Irak)

Il y a donc un combat pour la paix à reconstruire et une approche nouvelle de la sécurité internationale dans toute ses dimensions, face à tous les enjeux globaux..